dimanche 25 juillet 2010

L'odeur inhumaine du hasard V

Chapitre 00001 Le Rameau de l'année 366

LA PENDULE marquait 10 heures moins 1/4 depuis le 23 mars.
Jedgarre Ouvure aimait bien son nouvel ensemble bleu-ciel. Ses talons-aiguilles le faisaient souffrir, mais ils étaient neufs et dans le fond, ça faisait du bien. L'abattoir n'était qu'un obscur souvenir, plutôt un mauvais rêve dont il ne se souvenait presque plus. Il se réveillait encore en sursaut de temps à autre après un rêve où les beuglements bovins se mêlaient mélodieusement à la tronçonneuse; ces rêves étaient moins fréquents et, par surcroît, lui amenaient un vague sentiment de nostalgie...
Depuis l'avènement des Légumes de Service, la vie de Jedgarre avait basculé par le vide. Les sauces à base de bovins (et autres ruminants broyés) n'étaient plus en vogue et cela perturbait l'économie (et par conséquent, l'emploi des abatteurs). Il s'était toujours habillé pour le plaisir, mais sa vocation profonde était enfin devenue prédestinée. Quand les choses n'allaient pas comme il voulait, il se rappelait les aphorismes pragmatiques de sa mère: «Si la prime fait sourire le chien, que faut-il pour lui détartrer les dents?» et il avait raison.

«Vraiment, cette pendule» se disait-il pour la Xième fois depuis.

Son rendez-vous avec Anselme Delamansarde avait été annulée et pour cause. Le beurre rance des mauvais jours dégageait un fumet subtil mais notoire qui assouvissait certaines passions physiques par simple contradiction. Il préparait avec une aisance redoublée sa chronique culinaire pour le journal local, dans lequel il vantait les mérites de mourir jeune après un bon repas. «C'est un mets inoubliable que celui qui nous prive d'existence» se plaisait-il à nous rappeler. Sa chronique s'apprivoisait difficilement, mais inspirait une nouvelle génération de décrocheurs scholaires à écrire échole. «QUE MENS-JE» était cru, radical et boviphage; et à chaque semaine, alors que les gens se sauçaient allègrement de bouillon végétable, il riait de bon coeur en se rappelant les mugissements qui s'interrompaient subitement alors que le bovidé disparaissait dans la gueule béante du broyeur.

1 commentaire:

  1. Il n'y a définitivement rien à faire car rien n'est impossible. Si tout est possible, pourquoi le ferait-on ?

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